[Cet article est d'abord écrit en turc et publié dans le numéro spécial de la revue poétique Sombahar parue à Istanbul en Janvier-Avril 1994 (no. 21-22). Traduit par N. A.]
Les femmes poètes françaises
ou
le coeur, la rose, le temps et le miroir*
"Le Roman de rose" est écrit. La première partie composée de 4068 vers par Guillaume de Lorris, date à peu près de l'an 1225. (A l'époque, le genre litéraire que l'on appèle 'roman' est une sorte de poème épique, très long, la plus part du temps anonyme, écrit parfois par plusieurs personnes dont les noms sont connus, pouvant contenir plusieurs thèmes à la fois, allant des mythologies aux philosophies.) La deuxième partie, extrêmement longue de 22.800 vers, est écrite entre les années 1275-1280 par Jean de Meung, "sans beaucoup d'affection envers les femmes".
Cent vingt six ans s'écoulent. En 1406, une femme écrit la Cité des Dames, en guise de riposte aux attaques de Jean de Meung. Cette femme est Christine de Pisan (1364-1430). Parmi ses proses, un manuel destiné à l'éducation des femmes: Livre des trois vertus.
Christine de Pisan lit et écrit beaucoup.1 Son père est un médecin astrologue de Venise (Thomas Pisani). La petite Christine a six ans quand ils sont convoqués au palais de Charles V à Paris. Elle passe une enfance heureuse au sein de palais. À 15 ans, elle est mariée avec Etienne Castel, un notaire conseiller du roi. À 25 ans, elle reste veuve avec ses trois enfants. La multiplicité de ses oeuvres provient also du fait qu'elle commence à gagner sa vie par ses écrits. Elle est parfois mépris parce que la plupart de ses poèmes sont écrits sur commande. -- Oui, écrire sur commande est mauvais, mais, a-t-elle vraiment écrit sur commande? Peut-être qu'elle parfois délivra de ses poèmes écrits auparavant? Des autres oeuvres d'art (tableaux, statues, musiques, bâtiments etc.) créés sur demande n'en sont pas dévalorisés autant; la poésie, est-elle plus spirituelle que les autres, pour ne pas être donnée en échange de l'argent? -- Quelle qu'en soit, nous devons la traduction en turc de l'un de ses poèmes à Ilhan Berk2...
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Néanmoins, la première poète femme à se trouver une place dans les manuels de l'histoire de la litérature française n'est par Christine de Pisan, mais Marie de France. J'ai envie de l'appeler Marie de LA France, parce qu'elle est une ce celles dont personne ne connaît sa biographie sauf qu'elle vécut en Grande Bretagne, dans le palais de Henry II, dans la deuxième moitié du XIIe s. Elle écrit quatorze "lays" et elle traduit des Isopets de l'anglais en français, ou plutôt en latin, parce que le français ne commence à renaître de ses cendres qu'à partir du XVIe s. Mais les "lays" ne sont pas considérés comme des 'poèmes personnelles', étant écrits dans le cadre des "romans" que j'évoque ci-haut, basés sur des thèmes traditionnels. A quel degré sont-ils "personelle", je suppose que ceci nécessite des études spécifiques.
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Parmi les femmes poétes françaises qui vécurent avant le XXe s, le nombre de celles qui sont incluses dans les anthologies publiées durant le XXe s n'atteint même pas dix, et ceci avec de différentes combinations. Le nombre de celles que l'on trouve dans toutes les anthologies est trois. La première est une reine (si elle ne l'était pas?): La reine de Navarre, la soeur du roi François Ier, Marguerite d'Angoulême ou Marguerite de Navarre (1492-1549).3 C'est un poète qui écrit beaucoup et qui étudit beaucoup. Mystique et Platonienne, elle est la protectrice des réformists, poètes et écrivains. Elle-même, commence très tôt à écrire, elle lit autant (plutôt des textes religieux de la Chrétienneté), elle est éduquée ensemble avec son frère le futur roi, y compris pour son entrainement physique. Elle devient reine par son deuxième mariage. Aucun de ces mariages ne présente une apparence de couple heureux. Elle aime plutôt raconter et écouter des contes. Elle a une certaine emprise sur la politique (en palais); elle va négocier la paix avec les adversaires, au nom de son frère ou son mari, chaque fois qu'ils essuivent une défaite de guerre. D'un autre côté, elle est mère; elle perd son premier enfant, elle souffre beaucoup, elle écrit beaucoup. Ses écrits sont parfois sensurés à cause des différences religieuses. Vers la fin de sa vie, elle n'a plus aucune emprise politique et se retire dans un demeure où elle écrit son Heptaméron en risponse du Decamerone de Boccaccio, dont la traduction en français est dédiée à elle.
Heptaméron, 450 pages, n'est pas une oeuvre finie, ou peut-être qu'elle est finie mais la suite reste toujours introuvable; cette suite qui ferait de cette oeuvre un nouveau "décaméron", c'est à dire '10 oeuvres', mais limité à 7 contes, le livre est appelé "heptaméron". Il ne consiste pas entièrement des poèmes épiques, mais il y en a pas mal. Texte poétique, en tout cas. Dix personnes dont cinq femmes et cinq hommes, durant un séjour rendu inévitable par un orage qui a démolit un pont sur leur route, ainsi le voyage interrompu, ils se racontent des contes pour passer le temps. Il paraît que ces dix personnes ne sont pas fictives et Marguerite de Navarre se trouvait en effet parmi eux. Et qqs uns des contes sont des nouvelles versions des anciennes histoires. Plusieures âppartiennent entièrement à l'écrivain elle-même. Les personnages et la vie racontées dans les contes sont celles des nobles, et qq bourgeois très riches en tout. Marguerite de Navarre ne raconte pas des gens du peuple et en parlant d'eux, elle emploit le mot "mechanics". Son thème principal est l'amour, ainsi que les relations entre les femmes et les hommes. 'Parlament', le personnage dans Heptaméron qui peut être considérée comme représentant de l'écrivain dit, "si une personne n'a jamais aimé jusqu'au bout dans ce monde un être créé, elle ne peut aimer le dieu non plus. L'âme de l'être-humain, créée pour retourner à son maître ne peut rien faire d'autre que d'accomplir cette tâche".4 La forme choisie pour le texte de l'Heptaméron permet de faire les autres personnages interroger ce qui est dit par les autres. En effet, Marguerite de Navarre est mystique, mais comme on peut voir dans qq uns de ses poèmes ("Le Dieu", par ex.) elle aime l'interrogation.
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Une lettre
Maintenant on lit une lettre (l'ortographie est de l'original):
"Estant le tems venu, Madamoiselle, que les severes loix des hommes n'empeschent plus les femmes de s'apliquer aus sciences et disciplines : il me semble que celles qui ont la commodité, doivent employer cette honneste liberté que notre sexe a autrefois tant desiree, à icelles aprendre : et montrer aus hommes le tort qu'ils nous faisoient en nous privant du bien et de l'honneur qui nous en pouvoit venir : Et si quelcune parvient en tel degré, que de pouvoir mettre ses concepcions par escrit, le faire songneusement et non dédaigner la gloire, et s'en parer plustot que de chaines, anneaus, et somptueus habits: lesquels ne pouvons vrayement estimer notres, que par usage. Mais l'honneur que la science nous procurera, sera entierement notre : et ne nous pourra estre oté, ne par finesse de larron, ne force d'ennemis, ne longueur du tems. (...) ayant passé partie de ma jeunesse à l'exercice de la Musique, et ce qui m'a resté de tems l'ayant trouvé court pour la rudesse de mon entendement, et ne pouvant de moymesme satisfaire au bon vouloir que je porte à notre sexe, de le voir non en beauté seulement, mais en science et en vertu passer ou égaler les hommes : je ne puis faire autre chose que prier les vertueuses Dames d'eslever un peu leurs esprits par dessus leurs quenoilles et fuseaus, ..."5
Si l'on juge cette lettre par son contenu, on aura mal à s'imaginer qu'elle est écrite à une époque d'avant Colette ou avant la fin du XIXe s. Or, elle porte la date du 24 Juillet 1555 et la signature de Louise Labé, et elle est écrite à sa concitoyenne Mademoiselle Clémence de Bourges, à Lyon.
Bien sûre, ce que l'on appèle zeitgeist est une réalité, mais voilà que qq se présente qui va non seulement hors du rang mais beaucoup plus au-delà; le zeitgeist n'est pas une occurance absolu. Parler de l'hégémonie des hommes est monnaie courante de nos jours même ici dans notre pays. Mais Louise Labé, née en 1524 et morte en 1566, elle est très seule dans son attitude. Vers la fin de cette lettre qu'elle écrit pour dédier son nouveau bouquin, elle précise que les femmes ne veulent pas se présenter devant le publique, et elle demande de son amie Clémence de Bourges de lui "servir de guide", et, parce que son oeuvre est "rude et mal bati", d'en mettre en lumière un autre qui soit plus fine et de meilleure grace.
Louise Labé vit à Lyon, une génération après Marguerite de Navarre; et tout comme Christine Pisan, elle est d'origine italienne. La ville de Lyon est alors mouvementée dans l'art aussi bien que dans d'autres domains, par des peintres, sculpteurs, pottiers... La première imprimerie s'y installe 50 ans plus tôt que la naissance de Louise Labé, et la ville est l'une des plus importante centre d'imprimeries et de publication dans le monde. Lyon a un longue passé italien et elle est sous l'influence italienne. Pierre Labé, le père de Louise, un artisan respecté, insiste d'éduquer sa fille à l'italienne, et Louise, tout comme Marguerite de Navarre, partage l'éducation et les jeux de ses frères. Elle apprend l'ancienne litérature, le latin et l'italien, elle est aussi une musicienne qui a du succès. Personne ne dit mal de son niveau de connaissance ni de son niveau intellectuel.
Par contre, on parle de Louise Labé sur le ton du rumeure même en XXe s. : qu'elle participa aux guerre en se déguisant en homme, que même les meilleurs biographes disent que bien qu'elle retourne de la guerre en préservant son innocence, elle commence aussitôt à vivre ses premiers amours, que c'est pourquoi son mari le cordonnier (d'où l'appelation "belle cordonnière"), riche et 20 ans plus agé qu'elle, se contente de ne s'occuper que des affaires de son beaupère, etc. etc. Louise Labé est longtemps ignorée par ses contemporains "vertueux", mais elle vit néanmoins dans la haute société Lyonnaise, son salon est très fréquenté par des artists; il est des rumeurs que Louise est amoureuse de l'un parmi eux (Olivier de Magny).
Il n'y a pas de doute qu'il s'agit d'une femme qui ne fuit pas de soi-même. Elle suit fidèlement ses senses, ses sentiments et ses idées. Dans ses poèmes, son oeil et son coeur s'affrontent et le temps constitue toujours son problèmatique. Souvent elle place ce monde-ci dans l'univers mythologique. Voici l'un de ses sonnets (l'ortographie est de l'original):
VIII
Je vis, je meurs : je me brule et me noye.
J'ay chaut estreme en endurant froidure :
La vie m'est et trop molle et trop dure.
J'ay grans ennuis entremeslez de joye :
Tout à un coup je ris et je larmoye,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure :
Mon bien s'en va, et à jamais il dure :
Tout en un coup je seiche et je verdoye.
Ainsi Amour inconstamment me meine :
Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me treuve hors de peine.
Puis quand je croy ma joye estre certeine,
Et estre au haut de mon desiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.
Et son dernier sonnet est un appèle à ses congénères:
XXIIII
Ne reprenez, Dames, si j'ay aymé :
Si j'ay senti mile torches ardentes,
Mile travaus, mile douleurs mordantes :
Si en pleurant j'ay mon tems consumé,
Las que mon nom n'en soit par vous blamé.
Si j'ay failli, les peines sont presentes,
N'aigrissez point leurs pointes violentes :
Mais estimez qu'Amour, à point nommé,
Sans votre ardeur d'un Vulcan excuser
Sans la beauté d'Adonis acuser,
Pourra, s'il veut, plus vous rendre amoureuses :
En ayant moins que moi d'occasion,
Et plus d'estrange et forte passion.
Et gardez vous d'estre plus malheureuses.
Les poèmes de Louise Labé sont publiés en 1955 pour la première fois. Ses "Oeuvres" contient 24 sonnets, 3 élégies et un texte intitulé "Le Débat de Folie et d'Amour". Le livre est imprimé à trois reprises en 1556, dont le deuxième fut une réédition par elle-même. Le volume fut valorisée d'une part, calomnisée de l'autre: en 1557, une satire banale fut écrite à son encontre, intitulée "Chanson Nouvelle", parlant des amours de Louise Labé.
Mais plutard, elle est parfaitement oubliée, au jour le jour, deux siècles durant. En 1762, elle est rappelée et son livre est imprimé au moins 12 fois. De nos jours, elle est unanimement appréciée par le fait qu'elle ne se laisse pas impressioner par la déclaration de 1549 du Pléiade (et il est peut-être adéquate d'ajouter, du Décret du Roi, daté de 1539) et elle approfondit son style, aussi bien par sa sensibilité que par sa finesse. L'éditeur M. Seheur pour l'édition de 1927 au sein du série "L'Ame de la Femme", écrit, dans son préface: "Les cris poignants de sa chair sont jetés là au vif de leur trait, nus dans leur splendeur verbale, et participant déjà de l'éternel. Depuis Sappho, ils n'avaient point été entendus."
L'année de 1564 est celle de la peste, les ami(e)s de Louise Labé se sauvent ou meurent l'un après l'autre. Louise est maintenant seule aussi par son entourage, elle est allitée un an après, et son ultime désire d'être enterrée de "nuit, à la lanterre, accompagnée de quatre prestres, sans pompe ni superstition" est réalisé.
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Un siècle plus tard, une autre femme vigilante présente ses poèmes: Antoinette Deshoulieres (1637-1694). Durant une période où elle est très belle et riche, elle fait partie de la tradition du salon. Par contre, les meilleurs de ses poèmes ne sont pas de cette période-là, mais de celle d'après, quand elle est pauvre et cancéreuse. Elle maîtrise la langue grandieusement elle aussi, et elle sublime l'amour, tout au long de sa mélancholie.6
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Penser que l'acte de créer comporte l'acte de rompre d'une façon ou d'une autre avec ce qui existe déja, peut nous conduire à explorer cet existant de façon sans précédant: Même si cette séparation est parfois au prix de ne plus jamais pouvoir retourner à nos dimensions antérieures, qui sont, étant déja données, influencées de toutes les façons. Madame de Staël, dans son appèle à la poésie lyrique, pouvait dire ceci:
"Il faut, pour concevoir la vraie grandeur de la poésie lyrique, errer par la rêverie dans les régions éthérées, oublier le bruit de la terre en écoutant l'harmonie céleste, et considérer l'univers entier comme un symbole des émotions de l'ame."
Elle disait ces mots dans les années suivant 1789, au millieu des luttes et des exiles interminables.
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Quand on a à choisir une seule femme poète française pour les siècles d'avant le XXe, c'est sans faute toujours Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859).7 La grande voix féminine de l'époque romantique, on dit d'elle qu'elle apporte un nouveau rytme qui est le prédécesseur de Verlaine. Hugo, Lamartine, Vigny et Baudelaire sont dits l'apprécier énormement et ce dernier écrits en effet plusieurs articles sur la poésie de Marceline Desbordes-Valmore.
Le père de Marceline est un peintre en armoiries. Suite à la révolution, ils sont très pauvres. Marceline se marie avec un acteur de théatre, et elle-même assume des rôles, tout comme leurs enfants. Des déceptions d'amour, la pauvreté et les deuils ne lui quittent plus. Tout cela se reflète dans sa poésie, paralèllement à l'amitié et à la solidarité. L'un de ses charactéristiques est la richesses de ses témoignages, ainsi que l'échange naif et très humain qu'elle entretient sans interruption avec son entourage. L'un de ses poèmes inoubliables est sur la révolte de 1834 à Lyon ("Un jour d'obsèques à Lyon: Dans la rue"), auquel elle commence par dire "la femme", en singulier. Elle se multipliera dans les vers qui suivent, pour parler des "femmes". Dans un autre poème sur les mêmes évènements, intitulé ("A.M.A.L.")8, les vers coule comme une fleuve et son témoignage est d'autant plus touchant quand elle dit "j'étais là". L'horreur, la difficulté de croire à ses yeux sont là, pour constituer un example sans pareil de pouvoir transporter un segment d'existence, d'un point dans le temps à un autre. "J'étais là." Sans point d'exclamation.
Contrairement à Louise Labé qui -peut-être comme une remède à la lourdeur d'un nom qui est déclaré 'léger'- voit dans "la gloire" une libération et sublimation, Marceline Desbordes-Valmore, tout comme Emily Dickinson qui a 29 ans quand Marceline Desbordes-Valmore est décédée, n'est pas à l'aise avec le fait d'être connue. Ses plus beaux poèmes sont publiés post-mortum comme ceux de Dickinson. Voici "Les Roses de Saadi":
J'ai voulu ce matin te rapporter des roses ;
Mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les nœuds trop serrés n'ont pu les contenir.
Les nœuds ont éclaté. Les roses, envolées
Dans le vent, à la mer s'en sont toutes allées.
Elles ont suivi l'eau pour ne plus revenir ;
La vague en a paru rouge et comme enflammée.
Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée...
Respires-en sur moi l'odorant souvenir.
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Comme un septième sommet des siècles en question, il faut nommer Louise Ackermann (Victorine Choquet; 1813-1890). Ses poèmes son pleines d'une noire philosophie de vie avec pour thèmes des erreurs humaines, déceptions des dieux, et lourdeur de la mort. Son père est encyclopédist. Elle fait ses études à Berlin, où elle se marie avec Paul Ackermann, un ami de Proudhon. Son mari meurt au bout de deux ans, et elle vit par la suite à Nice, toute seule et renfermée. Dans son poème intitulé "L'Amour et la Mort", elle écrit, "Aimez donc, aimez et soyez mort!"9
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Sept ans après la mort de Louise Ackermann, une révue féministe, La Fronde est née et l'on voit désormais le mot "femme" plutot au pluriel. XXe s est celui où les femmes sont nombreuses à sortir de l'infrastructure pour se hausser au superstructure dans tout les domains, y compris la poésie. Centaines des femmes écrivent sous l'influence de différents courants poétique du XIXe s. Ainsi, la modernité donne ses fruits. Toutefois, des femmes dépassent la modernité donnée et le nombre des femmes qui refusent de voir le monde à travers les lunettes masculines augmente. Elles se situent dans deux extrêmes, à savoir, d'une part s'exhiber jusqu'au bout devant la société et se déguiser de l'autre part. Tout les deux attitudes renferment une révolte, bien que dans différentes formes.
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Anna de Noailles (Anna de Brancovan, contesse, 1876-1933), née à Paris, grandie à Arnavutköy, Istanbul, petite fille d'un Pasha Ottoman, elle est la femme poète la plus connue du début du XXe s, avec une voix à elle.10
L'un des grandpères d'Anna est un prince de Roumanie, et l'autre grandpère, Musurus Pasha, un grec de Crète, est l'ambassadeur Ottoman auprès du gouvernement Britannique à Londres. Le père d'Anna (Prince Brancovan) aime la poésie, et le frère d'Anna publie la révue Renaissance Latine où une nouvelle et un roman de Anna sont publiés. (La poésie, la connaissance du monde et des cultures écrites paraissent être transmises aux femmes plutôt par les hommes que les femmes de la famille. Peut-être que l'on est différemment influencée par les mères.) La mère d'Anna, Ralouka Musurus est dite très belle et elle fait de la musique. Enfant, Anna est amoureuse du soleil et des plantes. A neuf ans, elle perd son père et pendant 3 jours, elle ne fait pas le moindre mouvement. La famille arrive à Istanbul. Son grandpère est alors en train de traduire en langue grecque, La Comédie divine.
A la Bibliothèque de la Faculté des Lettres de l'Université d'Istanbul, un examplaire de l'édition 1927 de l'Honneur de Soufrir de Anna de Noailles porte un manuscrit, dédicace à un poète turc nommé Eşref. La dernière phrase y est celle-ci: "J'ai écouté vos poèmes, et comme chaque beauté, ils m'ont donnée de la tristesse".
Anna de Noailles, tout comme Louise Labé, est préoccupée par le concept du temps et par l'image de miroir. Le miroir qui meurt à force de ne rien refléter d'autre que l'ombre. La pensée de la mort est chez elle au point d'obsession. Elle est panthéiste. Ècrit beaucoup. Son premier livre, Le Coeur Innombrable ramasse du coup un grand succès à Paris. Voici un poème de ce livre:
Il fera longtemps clair ce soir
Il fera longtemps clair ce soir, les jours allongent,
La rumeur du jour vif se disperse et s'enfuit,
Et les arbres, surpris de ne pas voir la nuit,
Demeurent éveillés dans le soir blanc, et songent...
Les marronniers, sur l'air plein d'or et de lourdeur,
Répandent leurs parfums et semblent les étendre ;
On n'ose pas marcher ni remuer l'air tendre
De peur de déranger le sommeil des odeurs.
De lointains roulements arrivent de la ville...
La poussière, qu'un peu de brise soulevait,
Quittant l'arbre mouvant et las qu'elle revêt,
Redescend doucement sur les chemins tranquilles.
Nous avons tous les jours l'habitude de voir
Cette route si simple et si souvent suivie,
Et pourtant quelque chose est changé dans la vie,
Nous n'aurons plus jamais notre âme de ce soir...
Là où vous refusez la définition de la femme que la société veut vous imposer, vous pouvez, comme une femme, ou bien imiter l'homme comme il est (comme la société le souhaite à un tel ou tel degré), ou bien vous pouvez vous créer une nouvelle définition et la renouveler sans cesse, pour ne pas la laisser à l'emprise de la société. Anna de Noailles prends cette deuxième voie, et se demande, dans l'un de ses poèmes que j'ai malheuresement omi de noter la source, quel point commun pourraitt-il exister entre elle et "mon seul amour".
Ainsi, le motif d'aimer soi-même, qui est si fréquent dans les poèmes aussi bien des femmes que des hommes de l'époque, existe aussi chez Anna de Noailles, avec une franchise que l'on peut se demander si cet amour de soi ne relève pas d'une self-défense.
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Parmi les contemporaines d'Anna de Noailles, il y en a qui choisissent la première voie et adoptent une sensibilité masculine à l'envers pour ainsi dire.11 Gérard d'Houville écrit sur la coupure totale avec les hommes, en se basant sur l'idée que rien n'a pas de sense ("L'homme ne comprend pas ton angoisse"), Renée Vivien et Natalie Barney s'isolent de la société, "dans une amitié privée". Marguerite Burnat-Provins, quant à elle, écrit des déscriptions enthousiastes sur le corps masculin, et son Livre Pour Toi, paru en 1908, connaît maintes éditions. Elle exalte l'amour, un amour dévoué. Il y a aussi des femmes poètes qui font des hommes l'objet des relations éphémères, comme Doëtte Angliviel surtout dans ses premiers poèmes.
Après les révoltes de "La Belle Epoque", les femmes qui écrivent retournent aux anciens espoirs de l'amour et de la maternité, elles aiment l'enfant dans leurs corps et à leur côté, et même, bien que rarement, être en couple: Amélie Murat, Cécile Sauvage, Sabine Sicaud, Louisa Polin... La féminité, selon Jeanne Hersch, n'est pas chose facile à oublier. Il s'agit peut-être de redefinir, plutôt que d'oublier. Une envie de "s'exprimer et de se réaliser" règne.
Elles ne sont pas très renovatives, et écrivent plutôt sous l'influence du romantisme du XIXe s. La nature est là, le parallèlisme nature-femme attire l'intérêt. Elles sont intuitives, plutôt qu'intellectuelles, dit-on. Il y a pourtant Marie Noël (1883-1967)12, par example, poète distinguée qui écrit beaucoup. Elle reste fidèle à un amour de jeunesse et déclare la haine son seul ennemi. Elle dédaigne "la rouille des mains qui ne travaillent pas" et "la moisissure du cerveau qui ne réflechit pas".
Dans la liste de celles qui "contribuent à la genèse de la conscience moderne", il faut ajouter trois femmes poètes qui sont Raïssa Maritain, Marietta Martin et la philosophe Simone Weil. Elle tâchent toutes de dire ce qui n'était pas disable jusque là.
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La période de guerre ne se répercute pas directement dans la poésie écrite par les femmes, mais la plupart d'entre elles décrivent un univers d'affection et de la paix. Du point de vue de l'imaginaire créatif, on cite Céline Arnaud, Adrienne Monnier et Catherine Fauln.
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Si la terre avait connu, non pas des cultures religieuses et modernes qui considèrent la femelle comme une créature relativement faible que l'on doit contenir d'une façon ou d'une autre, mais des cultures qui lui réserve autant de champs que ceux réservés aux hommes, n'est-ce pas la poésie serait vecu en forme et en contenu, d'une toute autre façon?
Le poème "Femmes" de Marie Claire Bancquart (1932) est l'un des inoubliables.13 Les femmes poètes françaises de nos jours écrivent, en effet, par un esprit d'acquisiton manifeste, une poésie qui ne s'écrie pas et qui se dirige vers un effort de se tenir en universel et faire sentir l'existence et aussi l'anéantissement, comme dans le "Récits des terres à la mer" d'Annie Salager (1934).14
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Lecture du Vent est un livre de poésie d'un peu plus de cent pages, écrit par Silvia Baron Superville. Il commence par une quotation de James Joyce: "No more will the wild wind that passes/ Return, no more return". Après, ni une préface, ni table, ni un nom de poème... Sur chaque page, une dizaine de mots, des vers très courts. Parfois, comme titre, une ligne de qq cm. sur une page vide. Pas une seule ponctuation au long du livre, ni de lettre majuscule. Pourquoi l'on commence une phrase par une majuscule et finit par un point suivi d'un vide? Pour que chaque phrase puisse se distinguer comme une déclaration à part. Un texte qui n'est pas ou qui prétend ne pas être une déclaration, n'a donc pas besoin de se distinguer comme une déclaration. Or, en regardant ce livre, notre attente de déclaration grandit à un tel point que l'on regard ces qq mots se trouvant sur chaque page avec une concentration de prière, en état d'alerte pour trouver des voies à travers le texte. Une poignée de mots, qui ont l'air de mériter une place normalement habitée par cinq fois de plus de texte, exigent cinq fois de plus de concentration.
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Olympia Alberti, née en 195015 dans son livre le Coeur Absolu, parle de la vie, de l'éternité et des miroirs, comme s'ils étaient des personnages: La vie ne nous raconte rien/ Elle nous connaît par coeur...
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Pendant que les femmes écrivent, loins du quotidien et de toute sorte de militantisme "en faisant passer à travers la nature son imaginaire sur le monde et la construisant au dela", une attitude semblable à un nouveau romantisme et achevant une nouvelle purisme, avec un sentiment universalist sans réthorique ni la hâte de se montrer comme contre-réthorique, et pendant que la question "la poésie est-elle morte" est discutée, une anthologie est publiée en 1992, intitulée "La Poésie recommencée", où une méthode assez corporatiste saute aux yeux: Choisir treize poètes vivants, ayant mérités tel ou tel prix, et leur demander d'élire un poète vivant, et écrire un article sur son oeuvre. Choisis, ils font leur choix et ils écrivent leurs articles. Les électeurs choisis sont tous des hommes, et deux des élus sont des femmes.16
NOTES
1 Les oeuvres de Christine de Pisan: Cent Ballades; Ballades de Divers Propos; Cent ballades d'amant et de dame; le Livre de prudence; le Dit de la pastoure; le Dit de la rose (1401); le Chemin de longue estude (un poème encyclopédique de 6000 lignes, 1402); Lamentation (1410); Livre de la paix (1413). Elle fait aussi éloge du roi: le Livre des faits et de bonnes moeurs du roi Charles V.
2 Ilhan Berk, éminant poète turc (1918-2008). La traduction est paru dans l'anthologie Aşk Şiirleri, ed. Cevat Çapan, Adam Yay., 1993, p. 36-37.
3 Quelques temps après la publication du présent article, j'ai vu à Istanbul, un film portant le nom de la reine: "La Reine Margot" de (1994) Patrice Chéreau. Ce film, peut-être important de quelques autres aspects, faisait fi de la poésie écrite par Margo. - N.A. autumn 2004.
4 Marguerite de Navarre, l'Heptaméron, Editions Garniers Frères, 1964, p. 153.
5 Louise Labé, Oeuvres, M. Seheur, Editeur, Paris, 1927, p. 1-2.
6 Michel Nuridsany, Précieux et Libertins, E.L.A./La Différence, Giromagny, 1990, p.115.
7 Les oeuvres de Marceline Desbordes-Valmore: Elégies et Romances (1819); Elégies et Poésies nouvelles (1825); Les Pleurs (1833); Pauvres fleurs (1839); Bouquets et Prières (1843).
8 La Lyre d'Airain, ed. Georges Cogniot, Editions Sociales, Paris, 1964, p. 67.
9 Les oeuvres de Louise Ackermann: Contes en vers (1855); Première Poésies (1862); Poésies philosophiques (1872); Pensées d'une solitaire (1883).
10 Les oeuvres de Anna de Noailles: le Coeur innombrable (1901); l'Ombre des jours (1902); l'Eblouissement (1907); Poèmes de l'amour (1925); l'Honneur de souffrir (1927); Les vivants et les morts (1930); Les forces éternelles; Derniers Vers. Romanları da var: la Nouvelle Espérance (1903); le Visage émerveillé (1904).
11 Voir Jeanine Moulin, La Poésie Féminine, Epoque Moderne, Editions Seghers, Paris, 1963.
12 Les oeuvres de Marie Noël: les Chansons et les Heures (1920); le Rosaire des Joies (1930); les chants de la merci (1930); Chants et psaumes d'automne (1947); le Voyage de Noël (1956); Chants d'arrière saison (1961).
13 Bancquart, Marie Claire, Opéra des Limites, José Corti, Mayenne, 1986.
14 Les oeuvres de Annie Salager: La Femme Buisson (1973); Les Fous de Bassan (1976); Récits des terres à la mer (1978); Figures du temps sur une eau courante (1983).
15 Les oeuvres de Olympia Alberti: L'Amour palimpseste - La Dernière Lettre, Albin Michel (1982); Coeur rhapsodie, Coeur absolu - Requiem, Albin Michel (1985). (Romanları da var.)
16 La Poésie Recommencée, Maison des Ecrivains, Paris, 1992.
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